Transnistrie – voyage dans un pays fantôme

«Yok !» En transit dans le nouvel aéroport d’Istanbul – le plus grand du monde – c’est par cette syllabe qui claque comme une porte de prison, et qui veut dire non, qu’un jeune employé de la Turkish Airlines m’interdit l’accès à bord de l’avion pour Chisinau, au prétexte qu’un test PCR est obligatoire pour entrer sur le territoire de la Moldavie. «Yok !», insiste ce dernier, appuyé d’un «Olmaz !», un mot du même acabit qui se traduit par impossible. Et la porte d’embarquement de se refermer derrière le dernier passager du vol 269 de la Turkish Airlines… Si impossible n’est pas français, impossible est turc !
Les décisions gouvernementales en matière sanitaire diffèrent d’un pays à l’autre, et voyager à travers le monde relève désormais du casse-tête turc. Mon escale de quelques heures à l’aéroport d’Istanbul prend alors une autre tournure : je vais devoir y passer la nuit sur le sol, négocier un nouveau billet auprès de la compagnie pour le vol du lendemain, et enfin réaliser sur place le fameux test. Je découvre à la sortie de l’avion à Chisinau, que le test covid s’avère parfaitement inutile.
La Moldavie n’est qu’une étape vers le pays voisin que j’ai l’espoir de visiter : la Transnistrie. C’est un pays qui n’existe pas…
Cette étroite bande de terre coincée entre l’Ukraine et la République de Moldavie dont elle fait officiellement partie, est peuplée d’une majorité de russophones et d’une minorité roumanophone. Lorsque l’URSS se disloque en décembre 1991, la Transnistrie s’autoproclame République indépendante, au prix d’une guerre éclair contre les Forces moldaves qui fait des milliers de morts. Capitale de l’État fantôme, Tiraspol a réussi jusqu’à aujourd’hui à préserver ses frontières et son indépendance, mais n’est reconnue par aucun pays membre de l’ONU, pas même le puissant allié russe. La Transnistrie possède pourtant son Parlement, son président, son hymne national, son drapeau, sa monnaie… bien que n’ayant aucune légitimité internationale.
Une destination “fortement déconseillée” par le Ministère français des Affaires étrangères. Il n’en fallait pas plus pour susciter mon intérêt.

43 secondes… et pas une de plus !

Pour me rendre en Transnistrie, appelée officiellement République moldave du Dniestr (ou Pridnestrovie), je dois traverser une partie de la Moldavie en bus depuis Chisinau, à environ 70 kilomètres de Tiraspol.
Des minibus poussifs démarrent chaque matin à l’aube depuis le marché central. “Tiraspol” figure en grosses lettres sur l’écriteau posé derrière les pare-brise. Le billet pour l’aventure coûte 46 lei, soit un peu plus de 2 euros.
Je suis l’unique étranger parmi une quinzaine de passagers, tous russophones. Le ciel est à la morosité, comme l’humeur du chauffeur qui voit d’un mauvais œil le gobelet de café que je tiens à la main, qui semble poser plus de problèmes que la cigarette qu’il fume au volant.
Après une heure de route nous arrivons à la frontière où un modeste bâtiment flanqué d’un drapeau rouge et vert estampillé de la faucille et du marteau tente de donner une hypothétique légitimité au poste de douane. Tous les passagers descendent pour un rapide contrôle d’identité. Mon cas est traité à part par un militaire au regard peu avenant sous sa chapka. Celui-ci s’empare de mon passeport et me remet une mince feuille de papier blanc. Inutile d’attendre un tampon officiel d’un pays fantoche. Je dois conserver précieusement ce document valable 12 heures jusqu’à ma sortie du territoire, avant 20 h 38, et 43 secondes… et pas une de plus ! Douze heures, cela peut être long si les ennuis surviennent. Égarer ce document ou mon passeport dans cette zone de non-droit m’exposerait à des problèmes kafkaïens.

Lénine, gardien de l’Université de Tiraspol

Difficile d’éviter le Sheriff

Le bus poursuit sa route vers Tiraspol après le franchissement du pont sur le Dniestr marquant la frontière. L’alphabet latin cède aussitôt sa place au cyrillique ; de vieux trolleybus russes ainsi que des bâtiments soviétiques me propulsent d’emblée dans une autre ère.
Le trajet s’achève devant la gare ferroviaire. Tout y parait figé entre deux époques, comme ce grand hall vide avec ses portes en bois qu’il faut pousser avec l’épaule pour accéder aux quais… Il n’y a ni guichet automatique, ni bar, ni commerce d’aucune sorte hormis un bureau de change. J’échange 5 euros contre des roubles transnistriens à l’effigie de Souvorov, fondateur de Tiraspol. Pas de quoi s’encanailler mais tenir largement une journée. Un petit tour chez le Sheriff du coin et quelques cafés feront l’affaire.
Sur la place de la gare, trois hommes sont éméchés autour d’un guéridon qu’une bouteille transparente d’un sérieux alcool émoustille. L’un d’eux me fait signe d’approcher ; c’est pour une invitation à la cuite… Il n’est que 9 heures, je passe mon chemin.
Malgré la propreté des rues et des trottoirs, les façades décrépies de certains bâtiments transpirent la tristesse. Contrairement aux infos glanées lors de mes lectures, je ne distingue aucun signe d’hostilité dans Tiraspol et croise plutôt des regards sympathiques. Pas de “militaires et policiers à chaque coin de rues” comme j’ai pu l’entendre. Le seul char soviétique que j’aperçois est un vieux tank ayant servi durant la deuxième guerre mondiale, face à la statue de Lénine devant le bâtiment du Soviet Suprême. Si ses larges avenues à tanks sont vides et silencieuses, il est vrai que les températures négatives n’incitent pas à la promenade.
Le vrai danger de la Transnistrie est sa part sombre, souterraine, qui existe bel et bien et à laquelle mieux vaut ne pas se confronter : les armes, la drogue, la corruption, les atteintes à la liberté. À Tiraspol, difficile d’éviter le Sheriff ! Supermarché, stations-service, alcool, opérateur de téléphonie, stade de foot… Toute l’économie du pays est commandée par Sheriff, ce groupe tentaculaire fondé par un ancien du KGB, Victor Gushan, dont le logo, une étoile à cinq branches de shérif américain, s’affiche partout. En résumé, toute l’économie transnistrienne repose sur une oligarchie issue des services secrets russes.

Impossible de ne pas passer à côté d’un Sheriff

Partir vivre aux Etats-Unis

Les gens se montrent aimables et n’hésitent pas à se détourner de leur chemin pour me conduire vers tel ou tel lieu.
La langue se dresse comme une muraille infranchissable pour l’étranger. Un seul plat au menu : le russe ! Mais ici comme partout Google est le maître d’école. À chaque rencontre les téléphones passent de main en main pour une traduction express.
Dans la rue du 25 Octobre, principale artère de Tiraspol, une dame d’environ 75 ans engoncée dans un anorak noir et un chapeau en laine piétine sur le trottoir. Elle semble frigorifiée. À ses pieds, une courte bâche en plastique étalée avec quelques babioles d’occasion tient lieu de boutique de fortune. Je m’approche et demande si je peux photographier son petit commerce. Miracle, la septuagénaire me répond dans un anglais très correct et semble heureuse de rencontrer un étranger. Elle me confie avoir vendu sa maison avant d’aller vivre chez une amie. Ne manquent plus que les derniers objets à brader dans l’espoir de partir vivre aux Etats-Unis, chez une sœur elle aussi émigrée outre-Atlantique.
Signe de la complexité politique du pays, Anastasia, ma nouvelle et éphémère amie possède trois passeports comme la plupart des Transnistriens : un russe, un moldave et celui de la Transnistrie. Depuis 2006, Moscou distribue aux citoyens de Pridnestrovie des pièces d’identité, au grand dam de la République de Moldavie qui revendique sa souveraineté sur l’entité sécessionniste. Indispensable pour voyager, le passeport d’un pays tiers constitue un sésame que tout habitant possède. Nous nous quittons sur un « Good luck ! »
Face au Parlement, devant l’une des innombrables statues de Lénine, je suis abordé par deux jeunes étudiantes me demandant de les prendre en photo. Maria, 15 ans, et Xhenia, 20 ans me proposent ensuite d’aller prendre un café « pour faire connaissance », ajoutant qu’elles n’ont encore jamais rencontré d’étranger. Il fallait que cela tombe sur moi ! Maître Google vient s’immiscer dans ce moment d’échanges par téléphones interposés.
Les parents de la jeune Maria appelés depuis son portable viennent dans le café pour « rencontrer l’étranger ». Je suis devenu la principale attraction touristique de Tiraspol. Ils proposent sur-le-champ une visite en voiture vers le célèbre monastère orthodoxe Noul Meamt à une dizaine de kilomètres de la capitale. Evgueni, le père, roule à 120 km/h sur la petite route, dans l’espoir de faire décoller la voiture depuis un dos-d’âne. Au passage de chaque église, la mère réitère son signe de croix.
Je suis présenté au pope du monastère qui me fait l’honneur d’une visite guidée de ce vénérable complexe religieux doté de plusieurs églises très anciennes, et m’offre un cadeau de bienvenue : une icône de l’apôtre Jean. Je repars également avec un sac rempli de chocolats et de boites de conserves, sorte de collation du Noël orthodoxe qui vient de s’achever le 7 janvier.
Tombe la neige, ainsi que la nuit. Le sablier égraine ses minutes et ses secondes. Je vais devoir quitter ce pays qui n’existe pas. De retour à la gare, les trois larrons croisés le matin semblent toujours aussi joyeux devant une énième bouteille de vodka.
Transnistrie, un pays qui n’existe pas… À croire que tout cela ne fut qu’un rêve.

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