Je viens tout juste d’arriver à Erevan et voilà qu’une babouchka aux formes aussi généreuses que son sourire m’offre un lavash encore tout chaud et croustillant qu’elle vient de sortir du four creusé dans le sol. Ce pain en forme de grande galette fine – comme dans les pays du Maghreb – est un morceau de la culture arménienne, au point d’être inscrit sur la liste du Patrimoine immatériel de l’UNESCO. Selon l’organisation, la réalisation de ce pain traditionnel permet de « renforcer les liens familiaux, communautaires et sociaux ». Il est aussi utilisé pendant l’eucharistie, et même placé sur l’épaule des jeunes mariés pour leur souhaiter prospérité et fertilité. Je repars avec ce trésor national, en me disant que je vais aimer ce pays.
Les effluves soviétiques
Erevan est une ville dense mais à taille humaine, comme ses voisines du Caucase. Turquie ? Iran ? Russie ?… Un beau cocktail culturel ! La ville semble avoir définitivement choisi son époque, en faisant table rase de son riche passé historique. Lors de mon dernier passage dans la capitale en 2011, le centre-ville comptait un nombre important de beaux bâtiments du XIXe et de pittoresques maisons en bois. La plupart ont été démolis pour faire place à des bâtiments modernes sans charme, qui appartiennent à des oligarques. Les effluves soviétiques se dissipent à petit feu dans la mondialisation.
Au hasard de mes déambulations, je tombe avec délectation sur les quelques bâtiments épargnés par le chamboulement des époques, comme l’imposante gare ferroviaire avec son style très soviétique et son effrayante statue équestre sur le parvis. L’intérieur en marbre blanc surmonté de coupoles pareilles aux cathédrales est étonnamment calme et désert comparé à nos gares devenues de bruyants centres commerciaux. Les vieux trains à quai ont de quoi raviver la nostalgie des grandes épopées sur rails.
En ce mois de mai, des voitures et des cars de police bloquent les grands axes de circulation aux alentours de la place de la République et de celle de l’Opéra. Depuis plusieurs semaines des protestataires ont installé un village de tentes au cœur de la capitale, appelant à la démission du Premier ministre Nikol Pachinian, accusé de vouloir abandonner l’enclave séparatiste du Nagorny-Karabakh à l’Azerbaïdjan. De nombreuses arrestations ont lieu. Les anciennes républiques soviétiques ne connaîtront peut-être jamais la paix.
Je garderai d’Erevan le souvenir du majestueux Mont Ararat avec ses neiges éternelles, visible depuis chaque recoin de la ville. J’ai aussi été marqué par ma visite au Mémorial du génocide arménien où photos poignantes et textes explicatifs témoignent des atrocités perpétrées par la Turquie ottomane entre 1915 et 1922. Je m’étonne aujourd’hui que ce chapitre tragique de l’Histoire, où 1,5 million d’êtres humains furent exterminés, demeure si peu connu.
for me, for me, formi-daaa-ble !…
D’Erevan je prends la direction de la petite ville de Dilijian, dans le nord du pays. Je me laisse tenter par la “petite Suisse” vantée par les guides touristiques. Il y a pléthore de “petites Suisse” de par le monde, autant qu’il existe de “petites Venise”. Atteindre l’avenue Gai et sa gare de marchroutki (minibus publics) est une épreuve linguistique dans un pays où je ne manie pas la langue, avec un alphabet des plus étranges. Ce lieu sinistre ressemble à un immense vaisseau fantôme en ciment brut, déserté, si ce n’est une mamie tout de noir vêtue balayant le sol, et un guichet unique où deux femmes préposées aux tickets se lèvent de leur chaise en me voyant arriver. Je suis le dernier passager. Le véhicule n’attendait que moi et démarre aussitôt pour deux heures de route. Le paysage défile sous un ciel dont l’humeur évolue en fonction du relief. Des usines en friche succèdent aux monuments à la gloire du triptyque Travail-Famille-Patrie.
Mon statut d’étranger me vaut la sympathie de mes voisins. Tous les sièges sont occupés, on pourrait croire le bus complet, mais il n’en est rien ! La patache publique marque une pause en bord de route ; quatre femmes chargées de cabas ainsi que deux hommes à la carrure imposante montent à bord et puis s’ensardinent au milieu d’autres voyageurs. Une banquette de trois se transforme par miracle en banquette pour cinq, chacun se serre un peu contre l’épaule de son voisin ; une personne se cale contre une autre cédant ainsi un peu de territoire à un demi-postérieur. C’est une mécanique des corps bien huilée et silencieuse. Je reste admiratif devant ces gens qui a priori ne se connaissent pas et se serrent les uns contre les autres dans un mutisme souriant. Devant cette gentillesse naturelle je comprends pourquoi autant d’Arméniens n’ont pas hésité à se détourner de leur chemin pour m’indiquer le mien, parfois au prix d’un long détour.
Réalisant que je suis français, le chef de bord va chercher dans les entrailles du net de la musique censée m’être familière : du Charles Aznavour. Ce chanteur originaire d’Arménie est une figure nationale du pays. Une place prestigieuse d’Erevan porte son nom.
À une station d’essence, le chauffeur ordonne aux passagers de descendre. Je choisis de rester dans le bus afin d’écrire quelques notes de voyage malgré l’insistance du patron, alors qu’une odeur de gaz s’infiltre dans l’habitacle. Devant l’obstination du conducteur et des autres passagers, je finis par comprendre que l’une des bonbonnes de gaz du toit est défectueuse… Il s’en fallait de peu pour que le vieux bus saturé de gaz russe n’explose.
La réparation avec des outils de fortune dure plus d’une heure. Le bus se remet en route avec Charles Aznavour qui nous assène, en veux-tu en voilà, ses “for me, for me, formi-daaa-ble !…”
monastères abandonnés
À Dilijian, je cherche en vain en quoi ce gros bourg désordonné de 18 000 âmes peut s’apparenter aux bons vieux clichés helvétiques. Les cigognes nichées sur les poteaux électriques et les antiques camions de l’armée ont plus tendance à m’en éloigner.
Cette ville située à 1500 m d’altitude est à la jonction des routes de Tbilissi en Géorgie et de Vanadzor, troisième ville d’Arménie. C’est un lieu de transit pour de nombreux camions roulant vers le nord du Caucase. Dilijan est aussi un point de départ pour de pittoresques randonnées pédestres, dans un cadre bucolique et tourmenté. Les chemins sont boueux, salissants ; je m’égare souvent. Les seuls êtres que je croise sont un fermier et ses vaches le long d’une rivière que je traverse à gué, sautillant de pierre en branche. Des monastères abandonnés témoignent d’une florissante vie spirituelle à l’époque moyenâgeuse. Je rejoins Jukhtak et Motosavank, deux monastères envahis par la végétation sauvage.
Ce ne sont pas les temples d’Angkor mais la forêt me plonge le temps d’une randonnée improvisée dans l’esprit d’un ermite retiré du bruit et de la fureur du monde.
Derrière un rideau brunâtre de végétation je vois apparaître le premier monastère près d’un bâtiment, vraisemblablement une église entourée de grosses poutres corrodées par la rouille pour empêcher qu’elle ne s’affaisse à jamais. Des graffitis en arménien sont taillés dans la pierre. Selon une date manuscrite, l’un d’entre eux pourrait dater de 1820. L’autel est baigné dans la pénombre et semble encore servir à des messes improvisées. Je m’en approche. L’humus gras du sol résonne comme les dalles d’une cathédrale au sous-sol empli de squelettes alignés.
L’arche de Noé et sa ménagerie
Le lieu que je tiens plus que tout autre à voir en Arménie est la région du Mont Ararat, à une quarantaine de kilomètres de la capitale…. en territoire turc. L’arche de Noé s’y serait échouée lors du déluge, avec toute sa ménagerie.
Cependant, entre la montagne biblique et ceux qui la vénèrent en Arménie, se dresse une frontière fermée à double tour : la Turquie. Depuis le génocide, ces deux pays n’entretiennent aucune relation diplomatique. Pourtant, les minarets turcs sont à portée d’oreilles de Khor Virap, cette église médiévale bâtie sur un éperon rocheux au milieu des vignobles. L’image est de toute beauté, et résume à elle seule l’Arménie : son volcan endormi depuis des lustres, l’arche de Noé échouée sur ses contreforts, et ses mystérieuses églises médiévales saupoudrées de légendes et de quelques réalités.
L’histoire du monastère Khor Virap (fosse profonde) me fascine. D’après la légende, Grégoire Lousavoritch, dont le crime fut de prêcher le christianisme dans le pays, est retenu emprisonné au fond de cette fosse, au milieu d’une grouillante compagnie de serpents et de scorpions. Il est libéré au bout de 13 ans pour guérir le roi qui l’y avait enfermé. Le christianisme est alors proclamé religion d’Etat, en 301. Une première dans l’histoire de l’humanité.
Je fais la connaissance de Père Igor, le seul prêtre que je croise à Khor Virap. Quand je demande au saint homme pourquoi il marche à reculons en sortant de l’église, il me répond « ne pas vouloir tourner le dos à Dieu ».
À proximité de l’église principale, dans une petite chapelle où se cache cette fameuse fosse, j’emprunte l’échelle verticale et m’engouffre dans l’étroit boyau qui descend à pic une dizaine de mètres plus bas. Malgré la pénombre je n’aperçois ni serpent ni scorpion dans la fosse… Si l’échelle venait à disparaître, j’aurais là une prochaine aventure à vivre…
Texte et photos Jamel Balhi