Au Ladakh – Petit royaume bouddhiste


Au premier jour de mon séjour à Leh, la petite capitale du Ladakh, je n’ai rien trouvé de mieux que gravir les 598 marches d’escalier conduisant vers le Stupa de la Paix perché au sommet d’une colline rocheuse. À 3 500 mètres d’altitude, l’oxygène se fait rare, le souffle court ; quelques jours d’acclimatation s’imposent. Heureusement, ma machine a conservé en mémoire tous les marathons parcourus en ce monde. Ce grand stupa – monument en forme de dôme contenant une relique du Bouddha – d’une blancheur immaculée a été bâti dans les années 1980 par des moines japonais pour promouvoir la paix dans le monde. La première pierre fut posée par Sa Sainteté le Dalai Lama. En ce début septembre aux températures encore clémentes, une lumière surréaliste émane du ciel bleu limpide. La vue est littéralement à couper le souffle et le regard porte loin. Je devine sans mal, à des kilomètres, éparpillés le long de la vallée les silhouettes des monastères juchés sur des éperons rocheux, les pastilles vertes des champs et le ruban des cours d’eau. Toutes proches, les montagnes arides aux contours déchiquetés encerclent ce fabuleux ancien royaume bouddhiste, petit coin du Tibet aux confins de l’Inde. Le Ladakh est loti entre les plus hautes chaînes du monde ; au sud, l’Himalaya, au nord, le Karakorum. Le Ladakh est certainement l’un des plus beaux coins du monde qu’il m’ait été donné de connaître…

Tous les habitants de Leh peuvent apercevoir le Palais royal qui, tel un aigle, plane au-dessus de la vieille ville et de son lacis de ruelles tortueuses et d’escaliers d’où émane à heures fixes l’appel à la prière du muezzin de la mosquée moghole et l’odeur du pain chaud des boulangers kashmiris. Cet immense château austère dont la couleur marron se confond avec son promontoire, fut laissé à l’abandon depuis le départ de la famille royale du Ladakh en 1846, peu après l’invasion par l’Etat indien de Jammu-et-Kashmir. S’achève alors le règne multiséculaire de cette famille dans ce petit royaume bouddhiste de l’Himalaya.
Attiré comme un aimant par la vieille ville – en quête de mon coiffeur du mois – je croise aussi bien des Sikhs enturbannés que de jeunes enfants habillés de parures traditionnelles en soie, des moines marchant en faisant tourner leur moulin à prières et des commerçants tibétains qui, lorsque l’affaire est conclue tirent la langue de satisfaction. Des paysannes assises en ligne à même la rue tricotent devant des petites pyramides de fruits et légumes vendus aux passants. Leh déroule son atmosphère sonore et olfactive de grand bazar du monde oriental. La vieille ville rappelle de vieux souvenirs de caravanes et de caravansérails. Pendant des siècles, le Ladakh fut une étape importante sur la route méridionale de la soie. De Chine et du Turkestan débarquaient alors tapis, soieries, étoffes, turquoises et métaux précieux. D’Inde montaient les épices, le riz, le sucre, le tabac, le savon. Le Ladakh, lui, n’avait guère à exporter que sa laine pashmina et ses abricots secs. Beaucoup de maisons traditionnelles aux briques marrons sont à l’abandon et des bâtiments trop bancals ont été détruits pour élargir les voies. Il faut dire qu’à quelques dizaines de mètres du bazar, la modernité déferle à toute vitesse, menaçant d’emporter avec elle coutumes, familles, maisons, temples et forteresses.

Une sacrée foi
Pour accéder au palais royal je m’engage dans des ruelles poussiéreuses et nauséabondes. Ce palais bâti au XVIIe par le roi Sengge Namgyal soucieux de faire de ce bastion naturel sa nouvelle capitale, n’est plus qu’une coquille vide de pièces ouvertes aux vents et de terrasses panoramiques. Reste pour la gloire le fastueux portique sculpté de sa grande porte, placé sous la garde approximative de trois vieux lions en bois. De là, une voie encore plus hasardeuse conduit vers le fort de Tsemo, autre construction qui depuis le XVIe joue les équilibristes sur sa crête rocheuse. Une partie est en ruine, une autre est constituée d’un petit sanctuaire bouddhiste en briques peintes en rouge. Il faut être habité d’une sacrée foi pour venir prier ici ; et surtout d’une bonne constitution physique ! Dans le temple, je tombe sur un Bouddha du futur au visage doré, haut de huit mètres. Le vénérable descendra un jour sur Terre pour rappeler les enseignements du bouddhisme aux hommes oublieux. Des coupelles débordant de billets de banque et d’étranges offrandes comme une brique de jus d’orange et des canettes de soda reposent religieusement sur l’autel. A croire que le seigneur Bouddha se délectait de Coca-Cola en son époque… Assis en tailleur dans la pénombre du temple, un lama en robe de safran psalmodie en lisant ses mantras depuis un IPad posé sur ses cuisses. Bienvenue dans le XXIe siècle !
Je suis officiellement en Inde, mais bien plus proche culturellement et géographiquement du Tibet. Elle est loin la cacophonie de Delhi et de Calcutta : dans les rues de Leh, on entend plus le grincement des moulins à prières que les sonnettes des rickshaws. Les bovins sacrés sont restés cantonnés sur le plancher des vaches, territoire de Shiva. Des chiens inoffensifs errent sur la voie publique. Assurés de leur bon karma, ils s’endorment un peu partout sur le passage des voitures. Certains sont en piteux état. J’aurais envie de les soigner et de leur donner un bain.

Om mani padme hum
Je quitte la capitale pour rejoindre Thiksey à une vingtaine de kilomètres en direction du Kashmir. Un bus local sorti du musée de la préhistoire m’y conduit, suivi d’un taxi collectif tout aussi brinquebalant.
Toutes les routes qui partent de la capitale du Ladakh sont en descente ; les petites rues grouillantes d’activités cèdent rapidement la place à un patchwork verdoyant de champs d’orge irrigués. Le paysage est émaillé de chortens, ces stupas himalayens sont dressés en mémoire d’un proche ou en signe de contrition. De nombreux camps militaires ponctuent aussi la plaine dès la sortie de Leh. Je m’étonne que tous les soldats affichent le sourire. L’air vivifiant de l’Himalaya doit émoustiller le tempérament local. Les enseignements du Bouddha n’ont cependant pas empêché les camps militaires de s’étendre dans cette région politiquement très explosive. Enchâssé à l’extrémité nord-ouest de l’Inde, au contact du Pakistan et de la Chine, le Ladakh reste en effet une zone hautement stratégique, défendue par 150 000 militaires indiens.
Des paysannes engoncées dans plusieurs couches de vêtements travaillent par petits groupes dans les champs de cultures. L’orge est amassée à la force des mains. Les corps disparaissent sous d’énormes quantités de paille transportées sur le dos jusqu’à la sortie du champ. On croirait voir des bottes de foin marcher sur deux pattes. Des vaches sont accrochées à un piquet au milieu des parcelles de terre, on ne voudrait pas voir s’enfuir de si précieux animaux. Comme dans une oasis, les cultures sont irriguées par un savant réseau de canaux que les locaux franchissent en marchant sur des petites pierres faisant office de minuscules ponts, on croirait l’œuvre d’enfants. L’Indus coule à proximité. Descendu du Tibet, l’un des plus longs fleuves du monde n’est encore ici qu’une grosse rivière.
Passé l’ancien palais royal de Shey, j’aperçois sur la gauche dans un désert de sable un alignement à l’infini de chortens blanchis à la chaux. Om mani padme hum (le joyau est dans le lotus) ; la formule sacramentelle est gravée sur des pierres le long de la route. Ces quatre mots résumeraient tous les enseignements du Bouddha.

ambiance de cour d’école
Le taxi collectif me dépose à Thiksey sur la route qui file vers Srinagar. Je dis au revoir au militaire parti rejoindre sa caserne à Rambirpor, à la ménagère au foulard en laine qui a posé durant tout le trajet ses cabas sur mes pieds, au jeune écolier monté à Shey avec son cartable sur le dos et au chauffeur, le roi du klaxon. 
Je ne peux m’empêcher de penser au Potala de Lhassa en découvrant depuis la route l’impressionnant temple qui domine la vallée et les petites maisons blanches grimpant le long de la colline, qui forment l’ensemble du monastère de Thyksey. 
Par chance, mon arrivée coïncide avec le moment où deux moines montent sur le toit pour souffler dans de longues trompes en cuivre l’appel à la prière. Je leur emboîte aussitôt le pas afin d’admirer de plus près cette tradition. 65 moines en robe couleur safran affluent de tous les recoins du bâtiment et prennent place dans le dhukang, la salle des prières saturée d’effluves d’encens et de lampes à huiles propices à la prière. Il règne une joyeuse ambiance de cour d’école.

Assis sur leur tapis, ils commencent à psalmodier sous le regard d’un Dalai Lama saluant et souriant en 3D entouré d’offrandes sur un buffet parmi toutes sortes de photos d’autres sommités. Des thankas ornés de mandalas pendent du plafond. De jeunes moinillons d’à peine 8 ans sont préposés au service du thé au beurre de yak et à la tsampa, la farine d’orge, interrompant les moines plus âgés dans leurs litanies. D’autres enfants accompagnent la prière sur des tambours. La syllabe cosmique Om résonne dans l’air épais. 
Après la nourriture de l’âme, la nourriture du corps. À ma grande surprise, je suis convié à la table des moines. Le plus âgé me fait signe d’approcher du self, de prendre un plateau et de m’assoir parmi eux, comme à la cantine. Mon parcours dans ce haut-lieu du bouddhisme himalayen s’arrêtera dans ce réfectoire qui fleure bon la graisse de yak et le thé tibétain. Je suis le seul à ne pas porter l’habit de couleur safran ; après tout, l’habit ne fait pas le moine.

  Texte et photos Jamel Balhi


Publier un commentaire

Navigate