Au Népal

Ex-fan des sixties

Il existe bien un poste de douane à Sonauli entre l’Inde et le Népal, mais je suis passé à côté sans le voir. Je réalise ma bévue plus loin, en découvrant les plaques d’immatriculation népalaises dans le village de Bhairahawa. Malgré un visa en bonne et due forme, j’ai quitté l’Inde sans le tampon de sortie. Demi-tour ! Un conducteur de rickshaw m’indique une maison en retrait de la route. Au fond d’une cour encombrée de vieilles motos de marque chinoise et d’un antique générateur électrique, un drapeau indien et une pancarte bleue et rouge en bois flanquée de l’inscription Indian Immigration confirme qu’il s’agit bien du poste-frontière. Les deux employés ne cachent pas leur joie de voir enfin passer un étranger par ici. Ils font durer le plaisir en s’attardant sur les formalités. En Inde, dans bon nombre d’administrations, on vit encore sous l’ère du papier et des feuilles carbone. Les multiples tampons indiens qui bardent les pages de mon passeport peuvent aussi bien me faire passer à leurs yeux pour un amoureux du pays de la grande âme, ou pour une mule impliquée dans quelque juteux trafic de substances illégales. Plus loin, passé un petit no man’s land où se concentrent des estaminets pour camionneurs et quelques boutiques informelles de pièces détachées, je parviens au poste népalais. Il n’y a pas foule. Je suis soumis sur-le-champ à un test Covid. Un quidam au visage rondouillet s’improvise infirmier et sort un aiguillon d’un tiroir, qui a tout l’air d’avoir déjà servi. J’exige qu’un autre soit déballé. L’homme enfourne l’instrument au plus profond dans ma narine, avec un acharnement tel que mon nerf optique a dû être atteint. Je reste de longues minutes dans un état post-traumatique. Je ne suis pas encore entré dans le pays que me voilà déjà dans la salle de torture. «C’est gratuit !» me rassure l’aiguillonneur de service. Puis un jeune Népalais, la vingtaine, en jean délavé, tee-shirt vert et lunettes de soleil, me conduit dans une petite cafétéria de la douane pour les formalités de visa. Un set de table Tuborg sert de support aux dites formalités. Au terme d’une longue procédure ce douanier d’un nouveau genre exige 100 roupies (0,80 €) pour la feuille A4 utilisée pour recopier mon nom et mes coordonnées. Devant mon refus, il insiste, au prétexte que tout possesseur d’un passeport européen est riche. Pas de quoi faire appel à la Cour internationale de justice, la flagornerie et l’humour finissent toujours par l’emporter.

Les chemins de Kathmandu
Dans la région sud du Népal, les plus hauts sommets de l’Himalaya, le Tibet et le Yéti sont encore loin. La fournaise indienne s’estompe à petit feu dans la plaine du Teraï qui prolonge l’Uttar Pradesh. La température reste très élevée malgré les pluies intermittentes de la mousson.
Au nord de la frontière, je devine Lumbini derrière un voile grisâtre… C’est dans cette petite ville népalaise, jadis située dans les frontières de l’Inde, qu’au VIe siècle avant J.C. vient au monde Siddhartha Gautama, qui à force d’errances et de renoncements deviendra Bouddha, l’Eveillé.
Dans un vaste parc abritant des colonies de singes une inscription au milieu de ruines millénaires marque le lieu de naissance du grand Sage.
Kathmandu est la prochaine grande étape. Un bus local m’y conduit, en compagnie de jeunes et bruyants étudiants. Les pluies torrentielles ont laminé la route, transformé la poussière en gadoue et creusé des nids de bébés dinosaures.  
Sur ma carte routière il est écrit Highway. Cette haute route n’a rien d’une autoroute ! Une voie cahoteuse où doubler n’existe pas, et où croiser un autre véhicule c’est stopper en s’écartant puis reculer à la recherche d’un élargissement de chaussée. Eboulis, crevasses, troncs d’arbres, goudron érodé, rétrécissements, virages aveugles débouchant sur des précipices… rien de tout cela n’est signalé. L’arrivée de la nuit est salvatrice. En effet, il devient impossible pour les passagers d’apercevoir les dangers inhérents à ce type de route. Les chemins de Kathmandu, mieux vaut les parcourir à pied. Dans la brume réfrigérée du petit matin je parviens miraculeusement vivant à Kathmandu. Le jour s’est à peine levé et l’activité tourne déjà à plein régime. Des femmes népalaises dans une longue robe rouge qui tranche avec la couleur noire des chevelures effectuent leur puja, ces offrandes de fleurs aux innombrables temples qui quadrillent chaque quartier. Des grappes d’enfants cartable sur le dos ont pris le chemin de l’école, en uniforme, comme leurs cousins indiens. L’afflux de motos me fait presque penser aux rues de Saïgon.
La vallée de Kathmandu que je découvrais en 1988 lors de mon tour du monde en courant s’enfonce aujourd’hui sous une chape de pollution. Les ruelles médiévales, bien trop étroites, capitulent devant l’ogre de la mondialisation. Les colliers de fleurs et les vestes afghanes en laine des hippies d’antan sont remplacés par les parkas North Face des trekkeurs à l’assaut du camp de base de l’Everest.

inestimable valeur culturelle
Mes pieds sont mon meilleur guide book ; je me laisse conduire et découvre souvent au hasard d’une cour de maison un petit stupa, un temple à pagodes, un pagodon, des cloches cisaillées comme de la dentelle, un autel où l’on vient honorer Kali, déesse de la destruction… Des trésors culturels entourés de tas d’immondices près desquels des enfants jouent inconscients de cette inestimable valeur culturelle. Le lingam de Shiva, symbole du phallus est recouvert de fleurs par les mamies du quartier, elles aussi vêtues de rouge, la couleur nationale du Népal. Derrière les sourires et la douceur des tempéraments, il y a chez ce peuple une dimension religieuse insoupçonnée. Kathmandu est la ville des temples. Au nombre de 2733, il y en a suffisamment pour Bouddha, pour Shiva, pour Kali, et aussi pour Hanuman, le dieu des singes. Les temples doivent être le moteur de la vie quotidienne.
Kathmandu tient d’ailleurs son nom de Kasth, bois, et Mandir, temple. L’immense temple de Kasthamandap au triple toit, à Durbar square (la place royale), vieux de près de neuf siècles, aurait été construit avec le bois d’un seul arbre. Détruit lors du tremblement de terre en avril 2015, ce temple vient d’être remis sur pied.
Durant mon séjour dans cette ville-musée, je tombe régulièrement sur une fête dont je ne saisis pas toujours le sens. Pas moins de cent vingt jours de célébrations par an offrent à Kathmandu des allures de kermesse. Les festivals foisonnent : fête du printemps, fête nationale, fête du Seigneur Shiva,  fête des couleurs, le Ghoda Jatra ou festival des chevaux, Chaitra Dassain ou festival des chariots, festival de Rato Machhendranath, fête de Bouddha, fête des légumes verts, fête du Capricorne, fête du Cancer, Gujatra ou les huit jours de fête de la vache, anniversaire de lord Krishna, journée d’aumône des bonzes, journée des pères, festival des femmes, Indra Jatra ou fête de la pluie, Sorah Sradha ou les seize jours du souvenir des morts, suivis aussitôt par les quinze jours du Durga Puja ou adoration de tous les dieux.

l’antichambre de l’Himalaya
Pashupatinath est l’un des lieux les plus fascinants de la capitale. Ce sanctuaire dédié à Shiva – un de plus ! – est situé à 5 km de la ville ; je m’y rends à pied poursuivi par la pluie. Les ondées ont l’avantage de nettoyer les rues et de débarrasser l’air de ses particules. À plusieurs reprises, de jeunes étudiants m’accostent, marchent à mes côtés et me disent dans un Shakespeare approximatif qu’ils désirent pratiquer leur anglais. Va pour le métier de prof de langues !
Pashupatinath est un lieu paisible traversé par la rivière Bagmati ; affluent du Gange, donc hautement sacrée pour les hindouistes du Népal. Aucun véhicule ne roule par ici. Un rendez-vous pour les sadhus de la vallée de Kathmandu qui ont trouvé refuge dans les temples séculaires. Certains viennent à pied des coins les plus reculés de l’Inde, vêtus de guenilles somptueuses. Des bataillons de singes ont aussi élu domicile dans la végétation autour de Pashupatinath. Vaches, chiens et buffles complètent ce décor du Mahabarata. Pashupatinath est l’équivalent de Bénares en Inde. Sur les rives de la rivière Bagmati ont lieu quotidiennement des crémations, selon le rite hindouiste.
Un après-midi sous un ciel gris j’assiste à plusieurs de ces cérémonies. Les morts brûlent tranquillement sur leur bûcher offerts à la vue de chacun. Les scènes paraissent complètement anodines. Le corps d’une vieille dame décédée dans la matinée, recouverte jusqu’au visage d’un voile de soie rouge, repose sur une civière en bois, dans l’attente qu’un bûcher se libère. Une quinzaine de personnes mutiques, probablement les proches de la défunte, sont rassemblées sur des bancs, à une quinzaine de mètres… Le combat d’une meute de singes énervés sème la zizanie sur le toit en métal doré du grand temple de Shiva tout proche, laissant indifférents les humains. Des gamins récupèrent des pièces de monnaie au fond de la rivière en s’aidant d’un aimant attaché à une ficelle. Avec un peu de chance peut-être ramèneront-ils une dent en or. Un intouchable préposé à la crémation retourne en se servant d’une longue tige de bambou un corps à moitié calciné pour achever de le consumer. Pas de cris ni de lamentation, pas d’hystérie…
Mais Kathmandu, c’est aussi l’antichambre de l’Himalaya et la montagne absolue qui donne envie de s’extraire de la capitale, et partir à la conquête des grands espaces purs. Comme le disait le seigneur Bouddha : “quand le moment viendra, le chemin apparaîtra…”

Texte et photos Jamel Balhi

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