À Dakar

Les routes d’Afrique

J’ai toujours pensé que le pire qui pourrait m’arriver dans un voyage, est qu’il ne m’arrive rien ; et les trottoirs de Dakar m’ont réservé une sale surprise. Ce matin, je m’en vais visiter l’ancienne gare ferroviaire de la capitale sénégalaise construite en 1885 par les Français. Un bon point de vue sur l’architecture coloniale de l’époque de Faidherbe, m’étais-je dit… Dans une rue poussiéreuse du quartier populaire Keur Khadim où je loge, je pose le pied sur une plaque d’égout qui pivote aussitôt sous mon poids. À la vitesse d’un éclair, ma jambe droite est emportée et s’enfonce jusqu’à la cuisse dans le trou noir : j’entends un grand « splash ! » L’égout est plein à ras bord d’un liquide grisâtre et pestilentiel qui fait fuir même les mouches tellement l’odeur est insupportable. Mon pantalon passe du beige au noir et surtout le tibia est écorché et je saigne. Ma chaussure est décousue à l’avant et ressemble à une grosse bouche qui éclate de rire, peut-être en réaction à cette scène burlesque sortie d’un film muet en noir et blanc. Je reste de longues minutes allongé dans la poussière…
Il y a peu j’évoquais des restaurants made in Taïwan sur le thème des excréments. À Dakar je suis en plein dedans ! J’oublie ma visite de la gare et consacre le reste de la journée à la lessive de mon unique pantalon, des chaussettes, chaussures et surtout désinfection des plaies à la jambe. Je dois aussi trouver un cordonnier. Ces godillots achetés il y a un an dans un souk du Golfe persique n’en peuvent plus de cette vie sans répit. Elles survivront à l’Afrique !
La nuit précédente j’ai servi d’abreuvoir à des centaines de punaises de lit. Pensant avoir à faire à une nouvelle race de moustiques, j’avais construit un territoire hostile aux vampires de la nuit − lotion répulsive, plaquettes électriques ainsi qu’une solide moustiquaire − avant de réaliser que l’ennemi était tout autre, et surtout invisible.

Paris-Dakar
Dakar est une ville monstrueuse. Habitée par 9 millions de tambours battants, la capitale du Sénégal ressemble à la marmite du diable. S’y déplacer est un enfer et je viens d’en faire les frais. Sur cette ancienne terre du rallye Paris-Dakar tout est fait pour ralentir le trafic alors que les automobilistes dakarois font tout pour accélérer, comme lorsqu’ils tentent de contourner les dos d’ânes en perdant le moins de vitesse possible. Les panneaux “Stop” et “Céder le passage” ne concernent que les petits véhicules soumis à la loi du plus gros. Le feu tricolore des croisements importants est assisté d’un agent de police à chasuble orange donnant des ordres contraires à ceux indiqués par le feu. Les conducteurs ne respectent ni l’un ni l’autre. Des carrioles tirées par des chevaux se mêlent joyeusement au flot des voitures. Les ânes, eux, restent immobiles au milieu de la chaussée tandis que les chèvres et les poules obéissent à la théorie du chaos en courant tous azimut.
La faconde des Africains vaut à elle seule un séjour sur le continent tant les Sénégalais se montrent aimables avec les étrangers, y compris les anciens colons. Le français aidant, il m’est enfin possible de communiquer parfaitement dans un pays étranger. Cependant, prendre des photos au Sénégal relève de la gageure. En demandant la permission aux gens, j’obtiens le droit de photographier mais un “cadeau” est souvent exigé. Je paie avec le temps passé à négocier. Je croise de nombreux jeunes portant le maillot de football d’un grand club européen, souvent flanqué d’une pub Fly Emirates. Les gamins ont le foot facile ; quand n’y a pas de ballon, une boîte de conserve fait l’affaire. Une quinzaine de gavroches aux pieds nus sont capables ici de transformer un vague terrain poussiéreux en stade de coupe du monde.

comme des bêtes
La gare ferroviaire est située face au port d’embarquement pour la petite île de Gorée. Un ferry m’y conduit en une poignée de minutes. À l’approche de Gorée, un ancien fort construit par les Européens sur une avancée rocheuse plonge d’emblée le visiteur dans l’histoire tumultueuse de ce bout de terre d’un kilomètre de long. Car malgré ses airs de havre de paix endormi sur les eaux turquoise et ses maisons fleuries de bougainvilliers, l’île de Gorée reste le symbole de la barbarie. Des hommes, des femmes et des enfants y étaient conduits enchaînés dans des soutes de galères, parqués et triés comme des bêtes avant l’effroyable traversée de l’Atlantique vers l’Amérique, les Antilles, Nantes ou Liverpool. Du XV° au XIX° siècle s’effectuait sur l’île de Gorée la commercialisation d’êtres humains envoyés aux Amériques par millions par les colonisateurs portugais, hollandais, puis anglais et français pour défricher des terres dont ces Européens avaient auparavant exterminé les autochtones. 

Fondée en 1776, la “Maison des esclaves” près du petit débarcadère est le symbole de cet épisode tragique sans précédent dans l’histoire du Sénégal… En visitant cette abominable maison, je découvre le summum de l’exploitation de l’homme par l’homme, avec la salle des pesées, celle où les hommes aptes à partir attendaient leur tour, puis la salle des enfants de 8 à 12 ans, des jeunes filles vierges, et enfin des femmes. Sous les escaliers : les deux cachots pour les récalcitrants ; au bout d’un couloir : la porte du non-retour vers la mer, dernier passage avant les Amériques…
Gorée est aujourd’hui une terre de pèlerinage pour la population africaine. 

diplodocus roulants
Ma route me conduit ensuite vers Saint-Louis, coincée entre l’Atlantique et le fleuve Sénégal, 250 kilomètres au nord de Dakar.
Trouver un véhicule pour Saint-Louis dans la gare routière de Beaux maraîchers n’est pas une mince affaire. Parmi quelques diplodocus roulants il y a les grands bus indiens de marque Tata, bondés, pouvant mettre la journée entière pour parcourir la distance, le minibus Mercedes prévu pour 17, à la trajectoire tout aussi incertaine… Enfin, l’antique 504 Peugeot familiale, “la 8 places” dont l’état de la carrosserie lui vaudrait plutôt une place à la casse auto. Familiale, elle l’est ! Tous ces véhicules sortis d’une autre époque démarrent lorsqu’ils sont pleins et cela peut prendre une éternité à l’échelle du temps européen. Je prends place à l’avant d’une 504. La place près du conducteur ne fait manifestement pas l’unanimité. Si tout se passe bien j’aurai au moins l’avantage d’admirer le paysage. La vieille 504 est rouillée de toutes parts, ne possède pas de rétroviseur à droite et celui de gauche est fêlé et tient avec du ruban adhésif. Le moteur, lui, émet des cliquetis étranges laissant entendre que quelque chose ne tourne pas rond. Un exemplaire du “Saint Coran” appartenant au chauffeur est rangé face à moi dans la boîte à gant. Le compteur de cette effroyable Peugeot est bloqué sur le million deux cent mille kilomètres, dont une partie parcourue sur le bitume français il y a bien longtemps. « On a tous les deux 47 ans », clame Adama le conducteur. Ce Sénégalais est un solide gaillard engoncé dans un boubou africain et porte une calotte de laine sur la tête. Voilà deux décennies qu’il conduit sa Peugeot entre Dakar et Saint-Louis.
« Il y a quelques années je faisais l’aller et le retour dans la journée. Aujourd’hui avec la concurrence je suis obligé d’attendre le lendemain pour repartir », déplore le conducteur. Adama parle de sa voiture comme d’une maîtresse qu’il a pris soin de “sénégaliser”, comme on dit ici, c’est-à-dire rendre apte au pays. A intervalles réguliers nous stoppons pour verser l’eau d’un jerrycan dans le réservoir de la vieille guimbarde, alors que les véhicules en panne se succèdent sur le bas côté de la route nationale 1, signalés par des branchages. Le bitume est tout gondolé par la chaleur et fait s’ébrouer la voiture. Les six passagers à l’arrière sont plutôt mutiques et semblent accoutumés à ce genre de périples.
Mon nouveau compagnon rêve de conduire un jour son taxi dans les rues de Barcelone, et rejoindre son frère plus jeune installé en Catalogne. « Il a survécu aux dangers de la mer à bord d’une pirogue durant douze jours avec une cinquantaine de clandestins comme lui. Un jour j’irai le rejoindre », confie Adama, l’air songeur. Je n’ose lui avouer qu’il faudra soumettre son char aux contrôles techniques avant de se lancer sur les routes d’Europe. Je m’interroge sur cette traversée périlleuse de l’océan. Est-ce là une forme nouvelle d’esclavage ?
Tamariniers et baobabs s’enchaînent jusqu’à Saint-Louis où, ô miracle, l’antique Peugeot atteint sa destination.

c’est l’Afrique ! 
À Saint-Louis, plus connue localement sous le nom de Ndar en wolof, je découvre une ville où le temps semble s’être arrêté en 1960, année de l’indépendance. Les rues endormies sous le soleil de milieu de journée paraissent désertes. Place de l’église, mairie, commissariat de police… Ne manquent plus que les traction-avant Citroën et les publicités Dubonnet pour compléter le tableau d’une France à la Marcel Pagnol. Malgré le classement de la ville au patrimoine mondial de l’Unesco en 2000, de nombreuses façades coloniales sont aujourd’hui délabrées. Sor, la partie continentale de Saint-Louis reliée à l’île par le pont au-dessus du fleuve Sénégal est le quartier pauvre de Saint-Louis, grouillant de vie, vibrant de mille couleurs et odeurs ; c’est l’Afrique ! 
Je découvre sur le tard le continent africain et le Sénégal marque sans aucun doute le commencement d’une nouvelle croisade sur la route.  

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