Doel

Village perdu

On a beau avoir le virus du voyage, je suis victime collatérale de ce virus qu’il serait plus judicieux d’appeler Covid-2020.  Annus horribilis… 
Par un concours de circonstances encore une fois lié à ce fichu virus, je me retrouve ce mois-ci en Belgique après une tentative de voyage dans la tumultueuse Hong Kong. Le sud de la Chine, à l’instar d’autres pays d’Asie a l’idée de fermer ses portes à tout ressortissant de l’Union européenne, mettre en quatorzaine à leur arrivée les autres voyageurs. Qu’à cela ne tienne, direction le nord de la Belgique. Mais là encore l’esprit nomade est mis à rude épreuve. On n’entre pas non plus dans le plat pays aussi facilement qu’avant. En effet, depuis une récente mesure de protection il faut  remplir sur Internet une fiche sanitaire. Un document qui ne n’aura jamais été demandé durant mon séjour. Je veux découvrir le village abandonné de Doel, en région flamande. Doel (se prononce Doul) est une petite localité chargée d’histoires et de phantasmes depuis que ses habitants l’ont désertée peu à peu depuis une vingtaine d’années. Un lieu étrange et de toute beauté pour y vivre quelques jours dans une ambiance de fin du monde, entre plaisir des yeux et décadence des lieux.

Malgré son décor industriel, le village de Doel ne manque pas de couleurs locales

aventuriers de l’urbex
Comme Le Havre ou Rotterdam, Anvers cherche à étendre les limites territoriales de son port industriel. Pour développer son activité de fret, il a besoin de docks plus grands, aux bassins plus profonds. Le port a jeté son dévolu sur la rive gauche de l’Escaut, longtemps laissée intacte au détriment de la rive droite. La création d’une superficie de plus de mille hectares, principalement pour l’accueil des porte-conteneurs, devait entraîner la disparition pure et simple de Doel et de certains petits villages alentour. L’Etat belge a incité les habitants à partir, préempté les maisons, mis fin à la ligne du bus public et fermé l’école en 2003. Mais Doel est l’un des rares villages à avoir résisté à l’industrialisation de la zone. Dans les années quatre-vingt-dix, cette petite localité comptait encore 2500 habitants. Il n’en reste plus qu’une quinzaine aujourd’hui. Au tout début de la route qui m’y conduit un grand panneau jaune met en garde d’éventuels vandales, informe à qui veut bien l’entendre que malgré l’ambiance  fantomatique des lieux, on entre dans un village habité. 
A mon arrivée je découvre surtout le port industriel, ses énormes porte-conteneurs, une constellation d’éoliennes, des grues géantes et la centrale nucléaire au bout d’une digue où repose tranquillement un moulin à vent, le plus vieux du pays, qui semble échappé d’une catastrophe industrielle. Une épaisse végétation a envahi les jardins des maisons et le bitume se fissure sous la force de la nature qui reprend ses droits. Je croise ici et là de jeunes Flamands, simples curieux ou aventuriers de l’urbex, cette activité plus ou moins illégale consistant à explorer les lieux abandonnés.
Des familles viennent chaque jour arpenter la digue qui sépare Doel de la mer du nord où d’immenses navires voguent à une cinquantaine de mètres des premières maisons. Les tours massives de la centrale nucléaire donnent des allures très Chernobyl à ce village fantôme. 

silhouette d’Obama
Un garde de la securitas m’informe qu’il y a quelques années, Doel était envahie jours et nuits par un nombre important de squatteurs, répandant dans toute la Belgique l’idée d’un village fantôme  mué en une zone de  non-droit, où l’on pouvait sans problème s’approprier un logement vacant. Des vagues de cambriolages avaient lieu. Des plaques de métal scellent désormais toutes les portes et fenêtres du village. Il y bien longtemps qu’il ne reste plus rien à voler mais on peut facilement entrer dans les maisons abandonnées et pillées, à condition d’escalader un grillage ou de soulever une planche en bois… Je devine ici une ancienne boulangerie, là un garage concessionnaire Bosch derrière les cheminées fumantes de la centrale nucléaire.
Aucune façade n’a été épargnée par les bombes de peinture. Je croise un rat géant, une tête bleue de Frankenstein, un mandala tibétain aux allures psychédéliques et une silhouette d’Obama qui ont redonné vie au village, transformant un amas de maisons en musée du street art. L’Unique pompe à essence, elle aussi, a disparu sous les graffitis. Doel pourrait d’ailleurs se résumer aujourd’hui à un paradis pour artistes de rues. Seul le cimetière a échappé aux taggueurs. Il en existe peu dans le monde qui comptent plus de morts qu’il n’y a de vivants dans la ville. À entendre la factrice rencontrée dans la rue principale, les dernières maisons sont encore habitées par une quinzaine d’irréductibles. Comme Obelix et ses copains, ceux-là ont refusé de quitter les lieux et comptent bien résister jusqu’au bout aux derniers grignotages industriels, luttant farouchement contre les assauts du port. Ces derniers Gaulois (ou Celtes) sont des amoureux d’histoire locale, entichés de cette bourgade atypique, vestige de la Belgique du XVIIe siècle. L’époque où le peintre Flamant Rubens possédait tout près de l’église une maison, encore visible aujourd’hui.
L’envahisseur, c’est le tentaculaire port d’Anvers, deuxième d’Europe derrière Rotterdam. Ses usines pétrochimiques, ses cargos à l’infini et ses portiques à conteneurs sont comme une armée prête à envahir le terrain. Outre le passage incessant des gros rafiots, les derniers habitants voient défiler chaque jour des curieux ; parmi eux, des professeurs et leurs élèves attirés par la singularité de Doel. Voir un village désert dans un pays moderne en intrigue plus d’un et démontre une fois de plus que ce n’est plus l’économie qui est au  service de l’homme, mais bien l’inverse.

le dernier commerce
Ce lieu de vie abandonné m’en rappelle d’autres découverts au fil de mes voyages dans le monde comme Varosha à Chypre, dont les occupants on dû fuir en quelques jours lors de l’invasion par l’armée turque en 1974. Toujours vacante presque un demi-siècle plus tard, cette ville fantôme est depuis gardée par des militaires turcs sur des miradors. Ses fils barbelés m’ont empêché de m’approcher au plus près de ce qui fut à l’époque une station balnéaire de la Méditerranée très prisée par les célébrités des années soixante-dix. Et puis il y eut Vukovar en Croatie, lors de la guerre en 1991 dans ce qui s’appelait encore la Yougoslavie. Après les pilonnages de l’armée serbe, Vukovar était devenue une copie d’Oradour-sur-glane. Près de l’ancienne station d’essence de Doel, une femme d’une soixantaine d’années promène son chien près de sa maison. Clope au bec, téléphone plaqué contre son oreille, elle détourne son visage en m’apercevant et rentre aussitôt chez elle. Sans doute a-t-elle vu défiler beaucoup de quidams en quête d’insolite et manifestement je ne suis pas le bienvenu. J’entre dans le seul café encore ouvert, le Doel 5. C’est le dernier commerce du village qui n’a pas mis la clé sous la porte.  La tenancière qui parle un peu le français  m’ordonne aussitôt de porter le masque. « Dans les rues de Bruxelles, c’est 250 euros d’amende ! » Me voilà informé. Je commande un café, histoire de me faire pilier de bistrot, ouvert à la discussion, derrière mon masque réglementaire… Je suis l’unique client de ce bar généralement occupé par les employés de la centrale nucléaire. Cette femme de cinquante ans a tout connu : les squats, la drogue, les occupations des maisons abandonnées par des sans-papiers… les rave parties,  les courses nocturnes à moto. Il y a quelques années, au bout de la rue, il y avait même le tournage d’un film porno. Comme les quinze derniers habitants de Doel, la patronne espère qu’un jour le village puisse renaître de ses cendres. Mais que reste-t-il d’un village, quand les villageois sont partis ?

Texte et photos Jamel Balhi




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