Afrique, Amérique latine, Caraïbes..? J’ai longtemps cherché mes marques en débarquant au Cap-Vert. Mon premier Cap-Verdien est un camionneur qui me prend à bord de son vieux Volvo sur la route venant de l’aéroport. Je comptais pourtant bien parcourir à pied les cinq kilomètres vers le centre de Praia, la capitale. Aucun service de bus traditionnel n’y assure le transport d’une localité à une autre. Les jambes restent ainsi le meilleur moyen de se déplacer sur les courtes distances.
Pour combler mes lacunes en portugais et en kriol, quelques onomatopées gestuelles échangées avec mon bienfaiteur suffiront à meubler les dix minutes de route vers le centre de la cité. Ce dernier propose de me déposer au Sucupira, le marché municipal. Toutes les voies principales y convergent et c’est le point de départ et d’arrivée des aluguers, les taxis collectifs vers toutes les destinations de l’île. Un endroit idéal pour prendre le pouls de la ville. Ce grand marché de bric et de broc réussit à faire cohabiter toutes les sortes d’étals et d’échoppes de fortune, dont les coffres béants des voitures transformés en mini-boutiques. Des outils de bricolage made in China alignés sur des cartons retournés côtoient les tissus du Sénégal et les bassines de poissons. Je me prends à plein visage les tresses africaines qui pendouillent de partout. Un troupeau de chèvres alanguies par le soleil s’ajoute à cette première image pittoresque du centre-ville.
Je profite de ce marché pour faire réparer la fermeture de ma sacoche d’appareil photo, en piteux état depuis la Moldavie.

rue de la banane
L’archipel du Cap-Vert se compose de dix grains de terre émergés à 600 kilomètres des côtes du Sénégal, formant un pays unique et authentique. J’ai fait de Santiago, la plus grande île, mon port d’attache. Cette île épouse la forme d’une larme, parfaite illustration de la période tragique du commerce des esclaves. Une majorité des Cap-Verdiens en sont les descendants. Pour mieux appréhender l’histoire de la traite négrière, une visite à Cidade Velha s’impose. Je m’embarque à bord d’un aluguer pour ce village de pêcheurs à une douzaine de kilomètres de Praia.
Aimer le contact avec la population, c’est accepter de se retrouver coincé au milieu d’une banquette entre une jeune étudiante tirée à quatre épingles et une dame bien en chair, chevelure enfouie sous un foulard rouge et tenant une bassine de poissons morts sur les genoux. Difficile d’imaginer que cette petite localité endormie sous le soleil des tropiques fut la première ville européenne en Afrique avec l’arrivée des Portugais, en 1452. Le Cap-Vert est né ici. Tout y évoque l’histoire de la traite négrière, comme la praça do Pelourinho (place du pilori) avec sa colonne de marbre encore profondément ancrée au sol. Dans la rua banana (rue de la banane) les rangées de petites cases en pierre et toit de chaume où furent entassés les malheureux arrachés du continent africain, existent toujours presque deux siècles après l’abolition. Je déambule sous le soleil le long de cette rue, surprenant leurs occupants en train de jouer aux cartes ou séchant leur linge. Des enfants en uniforme marchent d’un pas presque sautillant. Le pas de l’écolier portant son cartable sur le dos est reconnaissable entre tous. Pas de bananes sur les arbres mais des mangues. Un ravitaillement gratuit à profusion. Sur les murs à moitié effondrés, des artistes anonymes ont barbouillé à la peinture des fresques qui mériteraient leur place dans les meilleures galeries du monde.
La place du pilori, ouverte sur l’océan Atlantique, avec sa colonne érigée en son centre figure parmi les plus ignobles du monde. Elle draine le souvenir des siècles de ségrégations et d’injustices subies par des millions d’Africains. C’est sur cette petite place entourée de palmiers que les esclaves capturés sur la côte ouest-africaine étaient vendus ou torturés en cas de rébellion. Une époque si lointaine et pourtant si proche… Ironie de l’histoire, les stands de bibelots à proximité du pilori sont tenues par des Africains de l’Ouest (Sénégal, Guinée-Bissau, Bénin).
Devant l’imposante église Notre-Dame du Rosaire, une procession religieuse est en cours. Un groupe de fidèles endimanchés parcourt la rue de la banane, brandissant une statue du Christ fixée sur un plateau couvert de fleurs. Le pays tout entier célèbre le Sacré-Coeur de Jésus. J’emboîte le pas du cortège. À l’issue de l’office l’un des prêtres me convie aux ripailles de la communauté servies dans le jardin de l’édifice. Il est dit que les conquérants Vasco de Gama, Magellan et Christophe Colomb auraient récité leur Notre-Père dans cette église, la toute première en Afrique subsaharienne.

le poing de la bonne humeur
L’expression petit village de pêcheurs chère aux dépliants touristiques prend toute sa signification au Cap-Vert. Chaque matin au retour des bateaux, la plage prend des allures de kermesse. Espadons, thons et marlins bleus sont extraits des eaux profondes à l’aide d’hameçons démesurés, puis découpés et vendus à même le sable. Le reste, le tout-venant, ira remplir les bassines des marchés. Tout le village afflue pour tirer profit de la récolte du jour. Il n’est pas rare de croiser dans la rue un homme portant sur l’épaule, telle une pelle, un espadon aussi grand que lui. Dans ces îles de l’Atlantique on est toujours à portée de narine d’une grillade de poisson.
Volcans et secousses telluriques ont créé leurs œuvres, donnant à ces îles un relief aux formes étranges ; un paradis pour la randonnée et la découverte de la nature sauvage. Un matin je pars à l’assaut des pics rocheux culminant, au cœur de l’île, à plus de 1300 mètres d’altitude. Un sentier escarpé au départ du village Ruy Vaz conduit au sommet du piton rocheux, le Pico da Antónia. Le chemin traverse une petite base militaire autour d’une série d’antennes qui dominent toute la région. Un groupe de paysans tout en sueur récolte la canne à sucre dans un champ. Le soleil brille et brûle comme jamais… Je me surprends à imaginer leurs aïeuls enchaînés par les pieds pour effectuer le même travail dans des conditions ô combien infâmes. À l’arrivée au sommet après quatre heures d’effort, je suis récompensé par la vision des plus étranges pitons volcaniques de l’île de Santiago.

Juin marque aussi la période de la Tabanka, une fête populaire mêlant religion, concerts de rues et défilés hauts en couleurs. Des tables débordantes de victuailles sont dressées dans les quartiers et les habitants me proposent bien souvent de partager ces moments festifs. Lorsqu’un Cap-Verdien vient frapper son poing contre le vôtre, c’est que vous venez de vous faire un ami. Je ne passerai pas un jour dans le pays sans ces contacts de poings ; avec un commerçant, une maman portant son bébé dans le dos, un jeune écolier, et même une paire de policiers. Je découvre ainsi le poing de la camaraderie et de la bonne humeur.
Le Cap-Vert constitue l’un des rares pays où je me sens parfaitement en sécurité, y compris dans les quartiers les plus défavorisés de Praia. Le caractère bouillonnant de l’Afrique et l’indolence latine de cette ancienne colonie portugaise ont enfanté le tempérament cool des Cap-Verdiens.
Dans tous les villages que je traverse au Cap-Vert je ne rencontre que des personnes aimables et souriantes. S’ils lèvent le poing, c’est pour le frotter contre le mien. Un comportement inattendu de la part d’un peuple porteur d’une histoire si lourde : esclavage, colonisation et dictature.
Les frottages de poings vont bon train, et la musique coule à flot. Les effluves de grillades de poissons se mêlent au son des enceintes cracheuses de décibels.
Je suis au pays de Cesária Évora, surnommée la “Reine de la morna” qui désigne cette musique nostalgique dont la pratique est inscrite depuis 2019 sur la liste du Patrimoine immatériel de l’Humanité. Et je comprends pleinement l’attachement à ce pays chanté par la « Diva aux pieds nus » : O Cap-Vert, ma terre bien-aimée Terre de paix, terre de joie...



texte et photos Jamel Balhi
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