Perdu dans une légende indienne

Tous les trois ans, l’Inde tout entière frémit ; les villages s’agitent, les monastères se vident, des grottes de l’Himalaya descendent des ermites nus recouverts de cendres, de la côte de Malabar, du cap Comorin, du golfe du Bengale, des monts Vindhya, du désert du Thar dans le Rajasthan convergent des charrettes de toutes sortes, des cortèges de moines, des bandes de clochards célestes, des troupes de lépreux, de culs-de-jattes sur leur skateboard bancal, des conducteurs de rickshaws opportunistes, des vendeurs de thé à la criée et des troubadours un peu lourds, des trains pleins de citadins, une foule prodigieuse assoiffée de sainteté… Voici les pèlerins de la Kumbh Mela, le plus grand rassemblement religieux du monde ; le plus pacifique aussi. La Kumbh Mela, autrement dit Fête de la Cruche ; le vase sacré contenant le nectar d’immortalité. Ou comment une légende millénaire comme l’Inde en a le secret peut jeter sur les routes des dizaines de  millions de personnes durant deux mois. La légende nous raconte qu’après avoir pris le vase aux démons, un dieu transformé en oiseau l’emporta au Nirvana, faisant tomber des gouttes sur quatre lieux : Prayag, Ujjain, Hardwar et Nasik. Le voyage céleste ayant duré douze jours et douze nuits divines, l’équivalent de douze années humaines, la Kumbh Mela sera célébrée quatre fois durant douze ans alternativement dans l’une de ces quatre villes saintes.
Cette année, elle a lieu à Ujjain, dans l’État du Madhya Pradesh.

“Indian style”
Un train bondé m’y conduit depuis Delhi, le genre de voyage où le billet inclut aussi un stage d’observation de la société indienne. Jusqu’à Bhopal je partage le compartiment d’une famille. Ce couple et ses trois enfants se comportent bien entendu comme chez eux ; l’ambiance est si détendue que je croirais être installé dans leur salon. Je suis leur invité. Au changement de train, j’assiste à un drame en direct. Faisant fi du passage souterrain pourtant tout proche et parfaitement signalé, un pauvre hère traverse les rails pour rejoindre le quai d’en face. Il n’y avait pourtant qu’à suivre le cortège des voyageurs. Sitôt posé un pied sur le ballast, le malheureux est foudroyé par une terrible décharge électrique. Sa peau n’est que lambeaux qui se détache du corps ; l’homme hurle de douleurs mais en guise de secours voit son agonie filmée en direct par une myriade d’anonymes amateurs, agglutinés tels des prédateurs autour d’une proie sans défense. Après de longues minutes, une ambulance finit par arriver pour emporter le survolté dont les cris laissent chacun indifférent.
Le train pour Ujjain a atteint sa destination comme prévu, c’est à dire avec deux bonnes heures de retard. Le trajet commencé assis  sur une pile de draps en bout de wagon, s’est poursuivi en première classe-couchette grâce à la bienveillance d’un surveillant dépité à la vue d’un étranger en si mauvaise posture. Je me trouvais incommodé plutôt par la proximité des toilettes “Indian style”, soit à la turque, dont les portes ne se ferment pas et qui se déversent sur les rails.
Depuis la gare d’Ujjain, une seule direction : le fleuve Shipra où se tient la Kumbh Mela. La foule m’aspire comme dans un Sanibroyeur géant.


Dans le sous-continent, la période la plus chaude de l’année précède l’arrivée de la mousson. La température oscille entre 42 et 48°C en milieu de journée. A l’ombre d’un banian, une pause s’impose. Quelques Coca-Cola pour me re-saliver. Mais gare aux imitations ! En Inde, elles pullulent, avec en tête : le Thumbs Up. Avec son goût de charbon liquide agrémenté d’eau de Cologne sucrée, ça ne passe pas. Une horde de singes énervés s’approche et l’un d’eux s’empare de ma boisson américaine qu’il boit d’une traite sous mon nez. “Au diable l’avarice”, “vivre, c’est partager”, “tout ce qui n’est pas donné est perdu”, “la possession, c’est du vol”… Va ta route, petit singe !
Débarque un vendeur de mouchoirs. L’homme vêtu d’un dothi, le vêtement de Gandhi, ne manque pas de talent et s’abandonne à une démonstration de colporteur à domicile. Je suis même invité à toucher la qualité « pure Silk » de sa petite marchandise. En Inde, les moments de répit ne durent qu’un temps très limité.
Une fillette mendiante vient m’agripper le bras pour me réclamer, elle aussi, sa taxe touristique. Elle s’échine à toucher mes pieds de sa main. Ce geste marque un signe de grand respect généralement voué aux dignitaires.

 foire aux sadhus
Principal accès au fleuve Shipra, un affluent du Gange, le Ram gath croule sous les grappes humaines et semble sombrer avec tous ces dévots. Assailli de toutes parts, on se croirait dans une cour des miracles. Des lépreux et des êtres difformes assurent leurs heures de mendicité à même le sol. Ils amassent de vieux billets de 10 roupies troués et poussiéreux dans des mouchoirs sales.
Le pays des tigres, des perles et des éléphants caparaçonnés est aussi le chancre de la planète, le plus vaste musée de l’infamie.
Une famille de nobles profite de la Kumbh Mela pour célébrer un mariage au milieu des pèlerins. Un orchestre privé accompagne le cortège. C’est un voyage à travers la condition humaine. Hormis l’immersion dans le fleuve, le pèlerinage à la Kumbh Mela permet aux croyants hindous de recevoir la bénédiction des sadhus, saints et autres yogis, et de faire le darshan, la contemplation rituelle qui transmet l’énergie spirituelle. Les dévots parcourent ainsi les camps de toiles où logent les sadhus, recevant des bénédictions et faisant en retour quelque offrande trébuchante.  J’assiste à des scènes surréalistes, comme devant ce sadhu au corps entièrement nu et couvert de cendres de cadavres humains. Le saint homme vêtu de ses seules cendres bénit des femmes, et  même de jeunes enfants à l’aide de plumes de pans. Les dévots se prosternent à ses pieds. Un sadhu hilare fait l’oiseau sur une balancelle tenue aux branches d’un arbre, tout nu lui aussi.
Cette Fête de la Cruche a des allures de foire aux sadhus. Un sadhu est un ascète hindou qui a renoncé à toute attache de la vie matérielle pour se consacrer uniquement à sa quête spirituelle. Il se doit de renoncer au plaisir, à la richesse et au pouvoir. Omniprésents dans la société indienne, ils font partie du paysage de ce pays enchanteur. A ma vue, un jeune baba surgit de sa tanière et enroule aussitôt son pénis autour d’une tige en bois. Un collègue sadhu se positionne debout, un pied de part et d’autre de cette longue baguette qui résiste au poids. Ces sadhus d’un genre particulier appartiennent à la secte des Nagas Baba. Le mot Naga signifie nu. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils soient souvent nus. Ils accordent une importance particulière à la mortification du sexe. Ils vont jusqu’à accrocher un poids importants à leur sexe, en vue de le désexualiser. En Inde cela ne s’appelle pas du masochisme.

une pataugeoire universelle
Durant les deux mois de la Kumbh Mela, le vieux temple hindou Mahakaleshwar va accueillir une foule de plusieurs millions de visiteurs canalisés par des kilomètres de barrières. Il faut des heures de piétinements pour l’atteindre. Ici c’est la compilation de toutes les foules de la Kaaba, du Saint-Sépulcre, du mur des Lamentations et de Lourdes. Je suis de nouveau pris dans le tourbillon cosmique de l’Inde, compressé par un nombre incommensurable de dévots. Les épais turbans du Rajasthan se mêlent aux élégants saris de soie. La température bat tous les records. Je suis coincé dans une légende indienne avec impossibilité de m’en extraire, perdu comme un petit spermatozoïde dans un vagin de mammouth, sans connaître mon sort à l’arrivée. Après deux heures de queue et de coude-à-coude, nous accédons à une vaste salle permettant l’éparpillement de la foule, et je découvre avec stupéfaction que le Graal tant attendu n’est autre que le lingam de Shiva, soit une représentation en pierre du sexe du grand Démiurge. L’autel où repose la sainte relique, sorte de borne couverte de fleurs est l’objet de toutes les vénérations, de jets de pétales et de grains de riz. Je retrouve la lumière sur les gaths de la Shipra. Ces marches donnant l’accès au fleuve, c’est l’endroit idéal pour assister au bain rituel des dévots se purifiant l’âme de leurs péchés. Toutes les ethnies et conditions sociales de l’Inde sont réunies dans les eaux sacrées d’Ujjain. Mais nul besoin d’attendre une Kumbh Mela pour mélanger les peuples de l’Inde. Une simple mare est ici une pataugeoire universelle où les peaux sont en contact direct. De la nourriture en abondance est servie gratuitement sur des feuilles de bananier en guise d’assiettes. Des familles indiennes m’entourent et m’adressent des regards de sympathie. Les photos que l’on m’accorde sont comme des offrandes faites au photographe. La Kumbh Mela se clôture par un grand bain général où plusieurs millions de pèlerins hindous plongent dans la même eau terreuse et sacrée, parmi lesquels des hordes de clochards célestes nus : une des plus belles images de Paix en terre indienne.

l’ultime voyage
En route vers Bikaner dans le Rajasthan, où s’y profile une autre curiosité : un temple où les rats sont sacrés et traités comme des dieux… Devant la gare d’Ujjain, je fais la connaissance d’un sadhu solitaire, Akshay, qui veut dire l’Indestructible. Avant de devenir vagabond devant l’Eternel, le saint-homme était pilote dans l’armée indienne. A 48 ans, il abandonne son métier, lègue sa fortune personnelle, quitte femme et enfants et prend la route pieds-nus, avec une sébile de mendiant et son baluchon pour seules possessions. Voilà vingt ans qu’il parcourt les routes, de l’Himalaya au Golfe du Bengale, dormant au bord des chemins et dans des cavités rocheuses, ne vivant plus que de mendicité, d’errance et de contemplation du monde. Le Bikaner Express m’emporte vers le Rajasthan tandis que Akshay l’indestructible poursuit son chemin à pied dans le soleil couchant, sans doute en quête de plus de silence et de solitude. La vie de sadhu… l’ultime voyage.

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