Dans les rues de San Francisco

Le premier jour où je débarque en Amérique, j’aperçois un homme à la fenêtre du deuxième étage de son immeuble à deux pas de l’Hôtel de ville torpiller les véhicules et les passants avec des bouteilles pleines, des bocaux de confiture, des boîtes de conserves et tout ce qu’il trouve dans son garde-manger pour servir de projectiles. Des conducteurs effarés se retrouvent avec leur pare-brise fracturé. Un climat de panique s’abat dans la rue ; le forcené a l’air bien décidé à détruire San Francisco avec le contenu de son frigo. Une odeur de vinasse imprègne la chaussée jonchée d’éclats de verre. L’état de guerre est déclaré au 385 Fulton street ! La police a été appelée il y a une demi-heure mais toujours pas de gyrophare en vue ni de sirène. Un homme a garé sa voiture plus loin avec son capot défoncé par une boîte de thon. Cet ancien policier m’apprend que si les forces de l’ordre tardent à rappliquer, c’est parce que cinq cents gardiens rétifs au vaccin contre le virus du Covid ont étés priés de quitter la SFPD (San Francisco Police Department). Quand une patrouille débarque enfin, le jeu de massacre continue. Les hommes en bleu sont lourdement armés : fusils d’assaut contre boîtes de cornichons. En Amérique, c’est toujours la loi du plus fort qui finit par l’emporter. Une paire de menottes et une place à l’arrière d’un fourgon ont pu mettre fin à cette folie. C’est mon premier jour à San Francisco, dans cette ville pourtant si belle… 

Peace and Love

Mues par un vieux tropisme, mes jambes me conduisent dans le quartier de Haight-Hashbury, près de l’immense Golden Gate Park. Haight-Hashbury, au croisement des rues Haight et Hashbury fut le berceau de la culture hippy dans les années soixante, symbolisée par le Summer of love de 1967. Quelques lieux de l’époque ont survécu, comme cette librairie anarchiste, Bound Together Bookshop, à l’atmosphère révolutionnaire intacte où s’empilent des livres d’histoire et de politique, des affiches anarchistes, des tee-shirts aux slogans plutôt percutants. Tout à côté une échoppe récente propose de l’eau psychédélique en canette parmi des sweats à capuche I LOVE SF et mugs à l’effigie d’une feuille de cannabis. Malgré des façades recouvertes de fresques de peinture et l’omniprésence du signe Peace and Love, Haight-Hashbury n’a pas échappé à la gentrification et au commerce de bibelots à la gloire d’un mouvement qui fustigeait la société de consommation. À défaut de croiser de gentils hippies avec couronnes de fleurs et pattes d’eph’ je vois surtout des punks et leur chien à bandana improviser des séances de musique sur le trottoir. En descendant Lyon street je m’assois quelques instants au numéro 122 sur les marches extérieures d’une élégante demeure victorienne, tandis que des mamies promènent en laisse leur petit chien ridicule sous des cerisiers en fleurs. C’est une maison vert olive chargée d’histoire, où vécut Janis Joplin de 1967 jusqu’à sa mort en 70.  
Peut-être la chanteuse folk s’est-elle assise sur ces mêmes marches d’escalier avec une vieille guitare, et qu’elle aussi promenait dans le voisinage un petit chien ridicule tenu en laisse.  
Je fais la connaissance de Richard, un cuisinier à la retraite arborant une barbe rousse et des longs cheveux sous une casquette de baseball. 
Il passe le plus clair de ses journées avec sa bande de copains sur le trottoir à écouter de la musique et distribuer gratuitement de la bière aux passants, sans doute pour leur transmettre un peu de leur joie de vivre. Va pour une bière, et un brin de causette…
Cet homme de 70 ans a habité toute sa vie quelques pâtés de maisons plus bas et se souvient de l’époque où il côtoyait les chantres de la culture Peace and Love dans le quartier ; « je n’étais qu’un teenager, et eux à peine plus âgés » se souvient-il. Richard s’avère être un bon guide amical dans Haight-Hashbury. Il me fait découvrir l’endroit où habitait Jimi Hendrix. Nous nous abritons le temps d’une averse sous le porche de cette demeure toute rouge de trois étages. Le rez-de-chaussée est aujourd’hui investi par un salon de beauté pour chiens. 
« Janis Joplin offrait souvent des mini-concerts pour les gens de la rue autour de son arbre préféré du Golden Gate Park, au bout de la rue » ajoute l’ancien hippy. Cet arbre au tronc court et trapu planté au pied de la Hippy Hill du parc est aujourd’hui classé monument historique.  
Le camarade Richard soulève son tee-shirt XXL pour exhiber son ventre dont les plis de graisse pendouillent et portent les traces d’une  cicatrice grossièrement recousue, telle une balle de baseball. Médecine expéditive pour pauvres, sans doute. « Une vieille bagarre de rue… Les hippies n’étaient pas aussi Peace and Love que l’on croit ! »
Je garderai de cette rencontre le chapelet chrétien que m’a offert le vieux Richard, pareil à celui que j’ai reçu un jour de la main du pape Jean Paul II. 

Adossée à la colline

Il existe à San Francisco une autre maison du même cachet, bleue celle-ci, “adossée à la colline…” Je la découvre dans un autre quartier où le chanteur Maxime le Forestier habita dans les années 70. San Francisco vaut bien une chanson ! 
Il fait frisquet à Frisco. San Francisco s’embrume et je m’enrhume. Son légendaire brouillard parvient même à gommer du paysage le pont du Golden Gate. Ce climat très instable contribue peut-être à rendre San Francisco plus européenne que les autres villes d’Amérique. 
Rien de mieux pour admirer un pont aussi emblématique que de le traverser à pied, au risque d’être emporté par le vent monstrueux qui balaie la baie. Des ouvriers chevronnés sont à l’œuvre, 66 mètres au-dessus du vide pour mettre en place sous le tablier un filet de protection tout au long des deux kilomètres pour dissuader la trentaine de candidats au suicide chaque année.   
Une Afro-américaine aux allures de Woopy Goldberg et conductrice du bus municipal s’apprête à prendre son service sur Market street. En attendant les autres passagers Woopy m’offre un petit spectacle personnel de chant et de danse digne des plus grands cabarets de Broadway. « Pas de bus en France ? » demande-t-elle devant mon air ahuri. Des bus, oui, des conducteurs pareils, non !
Sur des trottoirs festonnés de bannières arc-en-ciel de la rue Castro, des hommes marchent nus au milieu des passants indifférents. Si je suis le seul à m’en étonner, c’est parce que je viens d’une autre planète. 

Le Golden Gate Bridge avalé par le smog de San Francisco

Naufragés de la vie

Aujourd’hui en Californie, l’État le plus riche des Etats-Unis, des gens meurent de misère sur le pavé. Je suis frappé de voir autant de personnes très pauvres dans les rues de San Francisco. J’ai pourtant croisé un nombre infini d’indigents dans mes voyages mais dans le quartier de Tenderloin, haut lieu de la finance et des hôtels de luxe de San Francisco, la pauvreté est particulièrement frappante.
Tenderloin est connu depuis longtemps pour sa forte densité de sans-abri, de toxicomanes et de revendeurs de drogue. J’y croise des personnes titubantes, certaines engoncées dans un anorak, une couverture jetée par-dessus. Je me croirais dans un camp de réfugiés. J’enjambe aussi des corps sur les trottoirs, vaguement vivants, en particulier autour de l’église Saint Antony. Cette institution caritative sert chaque jour de 10h à 13h30 des repas chauds à près de 2 500 personnes dans un vaste réfectoire sur l’avenue Golden State. Le lieu, comme d’autres organisations du même type, attire tout ce que compte la ville de pauvres hères pour un accès gratuit aux soins médicaux et un peu de chaleur humaine. Si certains poussent des caddies, ça n’est pas pour faire leurs emplettes au supermarché du coin mais pour y transporter leur vie.
Ces scènes de grande pauvreté morale et physique illustrent en partie la grandeur et la décadence d’un pays comme les Etats-Unis, où l’exclusion et la misère s’avèrent parfois les seules issues quand la vie personnelle bascule. La plupart des commerces sont vides car plus personne ne veut s’installer dans le quartier. À quelques dizaines de kilomètres au sud de la baie de San Francisco, les multi-milliardaires de la Silicon Valley font tourner le monde. Vu d’ici, le Golden State n’a jamais aussi mal porté son nom.

Sur la Route

Je termine chacune de mes journées dans la librairie City lights. Dans ce quartier de North Beach jouxtant le Chinatown de San Francisco est né un autre mouvement, précurseur de la culture hippy : les Beatniks, ces poètes de la Beat Generation dont Jack Kerouac, auteur de Sur la Route, est le chef de file. Cette librairie mythique a été le point de ralliement de Jack Kerouac et ses acolytes Allen Ginsberg, William Burroughs… Sur le mur de l’escalier menant à l’étage, une affichette manuscrite tend la main aux visiteurs : “prenez un livre et prenez une chaise”. Une invitation prise à la lettre ; il est même autorisé de poursuivre sa lecture au Vesuvio, le bar voisin de l’autre côté de la petite rue Jack Kerouac. 
San Francisco et ses maisons bleues, rouges et vertes… Il est des voyages qui riment avec pèlerinage.

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