Au Kirghizstan

Ouzbékistan… Kazakhstan… Tadjikistan…. Fermés ! Du Kirghizstan je comptais partir à la découverte d’autres pays d’Asie centrale, mais les deux premiers sont interdits aux étrangers, à moins de s’astreindre pour raison sanitaire à une pesante et onéreuse quarantaine. Une quarantaine, c’est l’antivoyage assuré. Contact coupé, ailes repliées, jambes au repos si ce n’est pour faire les cent pas entre les murs d’une chambre d’hôtel imposée dont il faudra s’acquitter soi-même du prix. Au sanitaire s’ajoute l’attirail militaire. Le conflit ayant opposé au printemps 2021 le Kirghizstan à son voisin Tadjik, a fait plus de 40 morts dans les deux camps. Au fil des mois une petite guerre froide post-soviétique s’est installée entre les deux pays, rendant les frontières infranchissables.
La Terre est ronde mais ne tourne pas très rond. Qu’à cela ne tienne, j’ai dû apprendre à m’adapter aux crises sanitaires et aux aléas de la géopolitique.
Ainsi, je décide de poursuivre ma route à travers le Kirghizstan. Un pays où tous les moyens sont bons pour avancer : vieux autocars déglingués datant de l’époque de Brejnev et autres marshroutkas (taxis collectifs) quand on apprécie de se sentir proche voire très proche des habitants du pays. Les jambes resteront toujours la meilleure option pour suppléer au manque de transports locaux. Il est temps de quitter Bishkek et ses blocs en béton staliniens pour un peu de fraîcheur ; aller respirer l’air du pays depuis de petites bourgades anonymes. Où que l’on aille au Kirghizstan, on prend soit la route de la montagne, soit celle de la steppe.

« Belmondo, kaputt ! »
Je décide de rejoindre Tokmok à un peu plus de 70 kilomètres de la capitale. Dans cette ville entourée de montagnes aux pics enneigés, située tout contre la frontière kazakhe, se tient chaque dimanche une importante foire aux animaux. Direction la gare routière de Bishkek. Une gare d’Asie centrale ressemble à une autre au Moyen-Orient ou en Afrique ; sorte de mini-bazar aux petits commerces informels, souvent sans aucun lien avec un voyage en autocar ; l’esprit bazar est omniprésent dans le pays ! Les conducteurs se ruent vers le premier porteur de bagages qu’ils voient débarquer, espérant remplir au plus vite le bus aux allures de diplodocus, et qui ne démarre qu’une fois toutes les places occupées. Prendre un bus en Orient, c’est s’inscrire dans une école de la patience sur quatre roues. Un peu plus de deux heures sont nécessaires pour parcourir les 72 kilomètres. Une relative lenteur compensée par un prix du billet très bon marché pour un Occidental : 60 soms, soit 0,60 euros. Le chauffeur est un joyeux drille qui fait profiter tous les passagers de ses conversations téléphoniques. Réalisant que je suis français, l’homme s’essaie à quelques mots pas vraiment dans la langue de Molière : « Belmondo, kaputt ! »
Au fil des arrêts, les pièces de monnaie s’agglutinent comme un butin sur un gros aimant fixé près du volant ; les billets, eux, finissent coincés entre le pare-brise et le tableau de bord. Le système national de transports publics pratique la même économie parallèle que dans le bazar : aucun ticket n’est délivré aux passagers. Ma modeste contribution au trajet alimente l’économie parallèle du pays. La route en direction de Tokmok longe la frontière entre le Kirghizstan et le Kazakhstan, reconnaissable aux clôtures métalliques hérissées de fils barbelés. De hauts miradors occupés par un soldat en armes se dressent à intervalles réguliers. De l’autre côté du fleuve Tchou, autre frontière, naturelle celle-ci, la steppe s’étale à l’infini vers le Nord, vers des sommets enneigés qui festonnent l’horizon. Surgissent aussi des monuments décrépis de l’héritage stalinien, symbole de la lutte anticoloniale. Les caravanes chargées de soie ont longtemps sillonné cette région.
Au temps de la Russie soviétique, les frontières nationales n’existaient pas au sein de l’immense empire. Après l’effondrement du bloc communiste, elles sont apparues, arbitraires, floues, en même temps que des enclaves conduisant leurs habitants à un mode de vie kafkaïen pour accéder à l’eau. Ces milliers de kilomètres de fils barbelés sont symptomatiques de la géopolitique des pays d’Asie centrale.
Le bus fait une brève étape à un poste-frontière pour y déposer un officier. Le bureau de douane est déserté depuis plus d’un an pour de vagues raisons sanitaires ; un garde est endormi sur une chaise, appuyé contre la barrière abaissée, une kalachnikov posée au sol à la verticale, coincée entre les genoux. L’ennui a eu raison de ce soldat kirghiz. Seuls quelques rares notables sont autorisés à passer d’un pays à l’autre. Je n’y aurai pas droit, et je me demande même comment j’ai pu parvenir jusqu’ici.

un trésor des civilisations
Tokmok est une bourgade poussiéreuse qui se confond avec son vaste bazar. J’arrive un samedi, veille du grand marché à bestiaux qui se tient chaque dimanche.
Je profite de cette journée pour parcourir à pied les huit kilomètres vers les ruines de Balasagun. Cette ancienne ville sodgienne tombée dans l’oubli connut ses heures de gloire durant l’âge d’or de la route de la soie.
De cette cité ensevelie sous la poussière de l’histoire ne subsiste que la Tour de Bourana, les restes d’un minaret en briques jadis haut de 45 mètres ; il fut raccourci de moitié par les tremblements de terre qui ont longtemps secoué la région. Un escalier aussi étroit que périlleux permet, dans une obscurité totale, d’accéder au sommet du monument. Je manque à plusieurs reprises de tomber dans le vide comme au fond d’un puits. Je suis récompensé par la vue magnifique sur la plaine alentour constellée de stèles funéraires aux formes humaines. C’est un trésor des civilisations d’Asie centrale qui sommeille depuis près de mille ans.
J’ai jeté l’ancre dans un quartier périphérique de Tokmok, où les rues ne sont plus que poussière. En m’y promenant le soir, je tombe sur un groupe de femmes russes entre deux âges qui dansent “à la vodka” devant l’entrée d’une salle des fêtes ; un mariage y est célébré. Le coffre ouvert d’une Lada sert de table de fortune et surtout de réserve d’alcool. La fièvre vespérale se prépare en grande pompe et à grandes goulées de gnôle locale… Pour faire bonne figure j’accepte le verre de vodka imposé presque de force. Les choses se corsent lorsque je suis embrigadé dans la danse par quelques babouchkas survoltées qui se balancent les bras tendus vers le ciel, un verre dans une main, une bouteille de vodka dans l’autre. Le samedi soir, il faut bien quelques rasades du breuvage russe pour lâcher les fauves endormis le reste du temps. Une âme slave, c’est de l’alcool et de la danse en abondance.

l’odeur du bétail et les couleurs de l’Orient
Le matin suivant, c’est jour de marché. Je me lève aux aurores et me dirige au nord de Tokmok, dans le prolongement du bazar. La foire aux bestiaux se tient sur un immense terrain boueux à quelques mètres de la frontière kazakhe. Les éleveurs viennent de toute la région pour vendre leur bétail ; des centaines de voitures et fourgonnettes sont éparpillées en vrac dans les rues adjacentes en terre battue.
Je croise des acheteurs qui repartent avec un mouton ou une chèvre dans le coffre de leur véhicule, ou même à bord d’une marshroutka. Mais l’essentiel des bêtes est vendu ou acheté par troupeaux entiers entre 2 h et 6 h du matin. Les heures suivantes sont réservées aux particuliers.
Ici, c’est l’Asie centrale, profonde et traditionnelle ; une plongée culturelle dans l’odeur du bétail et les couleurs de l’Orient, au milieu de la poussière soulevée par les sabots des bêtes. De vieux Kirghizes en costume traditionnel ont le visage buriné et creusé par les rudesses du climat.


D’un côté du marché sont parqués les chevaux ; de l’autre, les moutons et les chèvres. Les vaches et autres gros bovins à cornes sont tenus à des barres métalliques au centre de l’esplanade, comme dans une étable à ciel ouvert. Il y a du monde de partout, venu de toute la région, mais ce marché folklorique est étrangement calme. C’est surtout le bruit d’une ferme géante, avec le bourdonnement des conversations commerciales que j’ai de la peine à comprendre. Il faut exercer son œil de néophyte pour comprendre le rituel des négociations. On m’explique que le prix de l’animal est évalué en fonction de l’âge et de l’état de santé de la bête, et s’échelonne entre quelques dizaines d’euros pour un agneau basique, à 1 500 pour un solide cheval de nomades. Des piles de billets passent de main en main avant de finir au fond des poches. J’essaie de me frayer un chemin entre les croupes des animaux vers une échoppe rudimentaire qui propose du thé, de la vodka et quelques brochettes. Ce pays est décidément le paradis de la carne. Au Kirghizstan, la viande, c’est matin midi et soir, et il n’est pas rare que le petit-déjeuner soit composé de thé et des restes du dîner de la veille.


Emmitouflée dans une veste en laine, une mamie est assise au milieu du passage entre deux camions. Elle tient comme un trésor quatre veaux au bout d’une ficelle sous le regard calculateur d’une pléiade d’acheteurs potentiels. A côté d’elle, un vendeur de chèvres. Je les regarde avec compassion : dans le bouzkachi, un sport pratiqué au Kirghizstan, les deux équipes adverses s’affrontent à cheval et doivent parvenir à déposer dans une zone définie… la carcasse d’une chèvre ! Et aux jeux mondiaux nomades qui se tiennent tous les deux ans depuis 2014 en Asie centrale, les Kirghizes sont champions de cette discipline…

Texte et photos Jamel Balhi

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